5 Septembre 2018
Le remaniement ministériel, après la démission de Hulot, fera-t-il encore la part belle au monde économique ? Le chef de l’État, après la loi de moralisation l’an passé, ne se sent pas tenu d’en faire plus, tandis que la justice est saisie du cas Kohler.
C’est une expression qui n’a plus cours. Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, ceux qu’on dénommait les « grands commis de l’État » ont disparu du vocabulaire et des postes clés. À l’heure d’un attendu remaniement ministériel, le gouvernement Philippe 3 sera-t-il aussi bienveillant à l’égard des attentes du monde de l’entreprise ? Sans doute, tant le macronisme incarne le confluent des élites de la haute administration et des dirigeants d’entreprise. À commencer par le président, qui, quoique issu de la haute fonction publique, a passé plusieurs années comme banquier d’affaires avant de revenir en politique. Plus qu’auparavant ? Si les allers-retours entre public et privé existaient avant Macron, pour l’ONG Observatoire des multinationales, « la capture de la politique par les intérêts privés s’effectue aussi sous des formes plus discrètes, mais peut-être beaucoup plus dangereuses pour la démocratie, comme les pantouflages et conflits d’intérêts, la destruction de l’expertise indépendante ou encore l’imprégnation idéologique de la haute fonction publique ».
Édouard Philippe, premier ministre, fut directeur des affaires publiques d’Areva, la dénomination pudique pour lobbyiste en chef de la multinationale française. Muriel Pénicaud (Travail), passée par la haute fonction publique, fut directrice des ressources humaines de Danone, avant de rejoindre en 2014 Business France. Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement, a été directeur de la communication du groupe immobilier Unibail. Une discrète secrétaire d’État, Delphine Gény-Stephann, ex-haut fonctionnaire, a passé de longues années chez Saint-Gobain, entre 2005 et 2017, avant de retrouver le ministère de l’Économie. Les exemples sont légion d’élus passés par des fonctions de lobbying, comme Marie Lebec, l’une des plus jeunes de l’Assemblée nationale, passée par le cabinet Euralia. D’autres ont eu des fonctions dirigeantes comme Stanislas Guérini, porte-parole du groupe parlementaire, directeur chez Elis. Olivia Grégoire a été cadre de Saint-Gobain. Amélie de Montchalin, en charge des questions budgétaires, est une ancienne dirigeante d’Axa. Cédric O, conseiller conjoint de Matignon et de l’Élysée, vient lui du groupe Safran. Havas, Vivendi, le CAC 40 a ses entrées comme jamais au cœur du pouvoir.
Pour cette génération, un mandat parlementaire, une fonction publique, est une parenthèse, une autre manière de mener carrière. Sur 298 conseillers ministériels, 43 ont travaillé à un moment de leur carrière dans le lobbying, a calculé France Inter. La palme revient au ministère du Travail où, sur neuf personnes, quatre ont travaillé dans le lobbying et deux dans les « relations sociales » pour le Medef.
Beaucoup peinent à mesurer le problème : président sortant de l’Inserm, Yves Lévy, le mari de la ministre de la Santé Agnès Buzyn, a attendu l’ultime moment pour renoncer à briguer un second mandat.
Fruit tout à la fois d’une déconsidération de l’électeur pour la fonction politique et de la volonté des multinationales de disposer de fondés de pouvoir pour mener les réformes qu’elles souhaitent, l’arrivée de profils managériaux dans les cercles du pouvoir se trouve au cœur de cette stratégie de régénération du projet néolibéral. Elle interroge quand au « sens de l’État » attendu dans la fonction. Dans le projet de loi sur « la liberté de choisir son avenir professionnel », voté en juillet, le gouvernement a introduit un article qui encourage la possibilité pour un fonctionnaire d’aller gagner beaucoup d’argent dans le privé, tout en conservant ses avantages d’ancienneté quand il revient dans son corps d’origine.
Rares sont les cas tranchés. Il aura fallu un an pour que la ministre de la Culture reconnaisse qu’elle ne peut sereinement s’occuper du secteur de l’édition en étant elle-même à la tête d’une grosse maison d’édition. Fait inédit dans l’histoire de la Ve République, c’est Matignon qui pilote officiellement, depuis juillet, la politique en la matière.
Pour Alexis Kohler, visé par deux plaintes sur les conditions dans lesquelles il a exercé des fonctions publiques en France, tout en ayant des liens avec l’armateur italo-suisse MHSC, le pouvoir fait le dos rond. Le secrétaire général de l’Élysée « a toute la confiance » du président. La présence de potentiels conflits d’intérêts a-t-elle eu une influence sur la marche suivie par le gouvernement ? On entre là dans la zone grise où la preuve est délicate à apporter. La loi de juillet 2017 a accouché de « registres publics » de « déports » pour les parlementaires en situation de conflits d’intérêts sur leurs votes.
La « société civile », qu’il faudrait rebaptiser en réalité « le monde économique », est censée apporter du sang neuf dans une fonction publique dépeinte comme sclérosée. Pourtant, les réussites ne pointent guère. Parcoursup, le prélèvement à la source, même la communication du gouvernement autour de l’affaire Benalla témoignent plutôt d’approximations. Si la solution n’est pas forcément dans le retour de carrières seulement politiques, un meilleur encadrement suppose une administration forte. Ce n’est pas le chemin emprunté par le pouvoir dans le budget 2019.
Nicolas Hulot a pointé la « présence des lobbys dans les cercles de pouvoir », au moment de sa démission. Le gouvernement a répondu qu’il était normal de « dialoguer » avec eux. « Est-ce que, quand on reçoit WWF, Greenpeace ou les fédérations professionnelles qui représentent des secteurs, on a en face de nous des gens à qui on cède tout ? Non », a argumenté son porte-parole, Benjamin Griveaux, plaçant ONG et syndicalistes élus – qui servent l’intérêt général – au même niveau que les lobbys qui, à la botte des multinationales, se livrent à des pressions pour que la loi serve exclusivement les intérêts privés de leurs clients.