7 Juin 2019
Le collectif de paramédicaux Inter-urgences appelle jeudi 6 juin à manifester à Paris. Les médecins pourraient les rejoindre. Tous confient leur certitude que les personnes âgées décèdent en raison de la saturation à tous les niveaux : à l’accueil, avant de voir un médecin, ou d’être hospitalisées.
Claude Oinard est décédé le 3 février, la veille de ses 79 ans, aux urgences de l’hôpital de Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne). Cet homme détestait les blouses blanches, il les a fuies toute sa vie. Admis à l'hôpital le 2 février dans la matinée, en raison d’une grande fatigue associée à une perte de poids, il est mort quelques heures plus tard, le lendemain à 7 heures 55 du matin, seul.
Au cours de ce dernier jour et de cette dernière nuit de vie, ses deux enfants et sa compagne n’ont cessé d’appeler, de le chercher, de service en service. À la suite de son hospitalisation vers 10 heures, son fils, Stéphane Oinard, se déplace une première fois à l’hôpital, à 13 heures, mais ne peut pas voir son père.
À 17 heures, il reçoit un appel très bref d’un médecin urgentiste : « Il voulait des informations sur mon père, mais c’était confus, raconte-t-il. Il m’a dit qu’il serait admis en gériatrie. Je l’ai senti stressé, sous l’eau, il m’a dit que sa journée était très difficile, qu’il n’avait pas pu manger. » Sa fille, Laurence Malet, appelle à 19 heures en gériatrie, où on lui dit que son père est attendu.
À 20 heures, son fils se déplace aux urgences, où il réussit enfin à voir son père. « Il était dans une salle d’attente, sur un brancard, au milieu d’autres malades sur des brancards, c’était difficile de circuler, se souvient-il. Il était épuisé, il s’exprimait très difficilement. » Puis à 23 heures, il reçoit un autre appel des urgences, du même médecin : « Il m’a demandé si mon père avait des souhaits pour les soins intensifs, je n’ai pas bien compris, l’appel a duré moins de deux minutes. »
À 6 heures du matin, la compagne de Claude Oinard reçoit un autre appel, alarmiste cette fois. La famille se précipite en gériatrie, erre entre les services, et le retrouve enfin, mort aux urgences.
La famille de Claude Oinard a exigé des explications. Elles leur ont été données au cours d’une réunion de médiation qui s’est tenue près d'un mois après le décès, le 1ermars, en présence de la cheffe de service, Corinne Bergeron
Cette réunion n’a pas suffi à apaiser la colère de la famille, car persiste un point obscur : l’équipe affirme que Claude Oinard a été pris en charge, dès son admission, en salle de déchoquage, réservée aux patients les plus graves, dont le pronostic vital est engagé. Pourtant, Stéphane Oinard affirme avoir vu et parlé à son père, à 20 heures, dans une salle d’attente remplie de brancards.
Le malentendu persiste. La cheffe du service des urgences, Corinne Bergeron, est catégorique :
« Ce patient a été pris en charge en salle de déchoquage, où il y a trois postes de soins, dès son arrivée. Il ne l’a jamais quittée, je suis formelle, et nous pouvons le prouver avec notre système informatique. Mais c’est vrai, il y a eu un problème de communication avec la famille. Et ce patient aurait dû bénéficier d’une chambre individuelle, être accompagné le plus doucement possible. Mais nous n’avions plus de places. Le service était dans une situation de crise aiguë, nous avons travaillé dans une situation dégradée, le moins mal possible. »
Depuis le mois de février, rien ne s’est arrangé :
« En ce moment, il n’y a pas de pics épidémiques, et l’hôpital est saturé par les personnes âgées et précaires. Nous avons alerté l’Agence régionale de santé sur l’été à venir. En cas de canicule, la situation sera hors de contrôle. »
Laurence Malet, la fille de Claude Oinard, ne ressent aucune agressivité envers le personnel médical, qui lui paraît faire « du mieux qu’il peut avec les moyens donnés par l’État ».
Cette fonctionnaire, qui travaille pour la justice, met en cause cet « État, qui doit répondre de ces drames, de cet abandon, de cette solitude devant la mort, de ce mépris des familles, de cette absence de dignité faute de moyens humains ».
Elle a confié cette histoire à Mediapart, car elle est convaincue que leur « situation personnelle n’est pas un cas isolé ».
Elle a raison. En France, les personnes âgées sont en danger aux urgences. Partout en France, les services d'urgence sonnent l'alerte sur cette réalité. Une récente étude médicale réalisée au CHU de Nîmes l'a prouvé, d’une manière saisissante.
« Nous avons réalisé cette étude car nous percevons, au quotidien, année après année, la surcharge des urgences, explique son principal auteur, le docteur Pierre-Géraud Claret. Elle porte sur l’attente d’une hospitalisation, quand nous avons fini notre travail de diagnostic. Et cette attente est de plus en plus longue, 24 heures en moyenne, faute de lits dans les services. »
En 2017, le service d’urgences de Nîmes a admis 60 062 patients adultes. Parmi ceux qui ont été hospitalisés pour des raisons médicales, 64 % ont attendu ; 7,8 % sont décédés pendant leur hospitalisation, contre 6,4 % parmi ceux qui n’ont pas attendu.
Dans l’étude, une pondération statistique permet de neutraliser l’âge, le sexe, et la gravité de l’état de santé des patients. Autrement dit : à âge et à état de santé équivalents, une personne qui attend aux urgences meurt plus que celle qui n’attend pas.
« Des gens devront rendre des comptes pour tout ça »
Mais ce sont les résultats bruts, avant pondération, qui sont les plus intéressants.
Quelque 10 % des patients qui ont attendu sont morts pendant leur hospitalisation, contre 3 % parmi ceux qui n’ont pas attendu. L’explication est simple :
« Les patients hospitalisés sans attente étaient plus jeunes (âge médian de 67 versus 74 ans). Ils étaient également classés comme moins graves lors du triage à l’accueil. »
Pierre-Géraud Claret explique :
« Comme il n’y a pas assez de lits, les services doivent choisir les patients à hospitaliser en priorité. En cardiologie par exemple, lorsqu’il n’y a qu’un lit disponible, le service choisit, entre deux infarctus, celui qui a le plus de chances de s’en sortir, donc le plus jeune. Ce n’est pas de la malveillance, c’est le choix le plus utile à la société, dans un contexte de manque de ressources. »
Il poursuit :
« Ces quinze dernières années, la population française a augmenté, vieilli, et dans le même temps on a fermé 25 000 lits de médecine. II y a une volonté de faire plus d’ambulatoire, c’est-à-dire d’opérer des patients sur une journée, sans hospitalisation. Mais cela ne marche pas avec les personnes âgées. Et un service d’urgences n’est pas adapté pour eux : nous n’avons pas les sanitaires adaptés, nous ne pouvons pas leur servir de repas corrects. Malgré toute notre bienveillance, nous ne pouvons pas bien nous occuper des personnes âgées vulnérables. »
C’est donc toute la filière de prise en charge de la personne âgée qu’il faudrait repenser. Mais c’est un angle mort, aujourd'hui, de la politique hospitalière.
« Il faudrait un plan Marshall pour les urgences, en particulier pour la prise en charge des personnes âgées », explique le professeur Louis Soulat, au nom du syndicat Samu urgences de France.
Ce dernier est également le chef du service des urgences du CHU de Rennes, lui aussi secoué par un décès le 12 mars dernier.
Une femme de 60 ans, qui attendait de voir un médecin, a été retrouvée en arrêt cardiaque, et n’a pas pu être sauvée.
« C’est traumatisant, dit Louis Soulat. À Rennes, en plus d’une augmentation de 10 % par an des admissions aux urgences, et de la réouverture de lits, nous sommes confrontés à des afflux imprévisibles de patients, sur de courtes durées. Ce jour-là, il y avait 30 patients qui attendaient d’êtres vus par un médecin. Nous avons depuis mis en place une procédure dégradée pour gérer ces à-coups, mais le problème se déplace dans les autres secteurs du service. La situation est très difficile, la pénibilité au travail très importante. »
Le décès le plus médiatisé aux urgences est celui d’une femme de 55 ans, dans la nuit du 17 au 18 décembre 2018, aux urgences de l’hôpital Lariboisière, à Paris. Elle a été retrouvée morte par une aide-soignante, sur un brancard au milieu de la salle d’attente. Appelée deux fois dans la nuit pour voir un médecin, mais avec un nom de famille écorché, elle a été considérée « en fugue ».
L’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) a admis « une série de dysfonctionnements ».
Une mission d’enquête, dont le rapport a été rendu le 12 janvier, décrit un phénomène d’« entonnoir » lié au nombre trop important de patients. Le 17 décembre, 249 patients se sont présentés aux urgences de Lariboisière. Les infirmières d’accueil les ont accueillis dans des délais raisonnables – à peine dix minutes pour la patiente décédée – mais n’ont pas pu assurer leur travail de surveillance de la salle d’attente.
Celle-ci fait une petite centaine de mètres carrés, tout au plus, et a accueilli ce soir-là jusqu’à 50 patients en même temps, sans compter les sans domicile fixe qui y trouvent régulièrement un abri.
« Ce décès était évitable, reconnaît Maxime Gauthier, médecin dans le service. C’est terrible pour les soignants de terrain, qui font le travail au mieux, qui sont engagés physiquement, moralement, et qui vivent ça. On les casse. On assiste à une dégradation continue du service public. Ceux qui savent ce qui se passe ici appellent pour s’assurer que leurs proches sont bien pris en charge. Je ne condamne pas, je fais la même chose. Mais c’est une médecine à quatre vitesses. Des gens devront rendre des comptes pour tout ça. »
À Reims encore, Yvette Mendel, 73 ans, a été admise le 6 mars 2018, à 16 heures, aux urgences du CHU. Ses jambes étaient violacées, signe caractéristique d’un choc. Elle est morte seule, à 18 h 30, d’une crise cardiaque, sur un brancard, dans la salle d’attente, avant même d’avoir vu une infirmière d’accueil.
Dans le rapport d’expertise médicale réalisé à la demande de l’avocat de la famille, il est précisé que ce jour-là, à l’accueil des urgences, 46 patients ont été admis entre 12 h 05 et 16 h 20, et que le temps d’attente moyen avant de voir une infirmière était de 1 h 01, très loin des recommandations, qui sont de 30 minutes maximum.
En raison de la perte de chance, estimée à 20 %, l’hôpital a été condamné à payer 40 000 euros à la famille. Est-ce cher payé pour l’hôpital public, ou pas assez ?