11 Janvier 2021
Sollicité pour contribuer à l’élaboration d’une stratégie vaccinale qui fait scandale, le cabinet McKinsey et Company n’est que l’un des acteurs d’une pratique très « start-up nation » devenue monnaie courante. Une externalisation des missions de l’État qui nourrit les appétits et affaiblit la puissance publique.
Fiasco vaccinal, appel à l’aide auprès d’une multinationale du conseil, proximité entre réseaux privés et politiques… les ingrédients d’une polémique d’ampleur sont réunis depuis cette révélation : le gouvernement a recours à un cabinet de conseil privé pour mettre en place son plan de vaccination national.
C’est pourtant d’un « circulez, il n’y a rien à voir » que la Macronie espère balayer le problème : « Depuis plusieurs quinquennats, il y a un recours aux cabinets de conseil lorsque sont élaborés, mis en œuvre de grands projets qui nécessitent un appui, des conseils stratégiques ou logistiques. » C’est ainsi que le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, à l’issue du dernier Conseil des ministres, a tenté de normaliser le rôle de McKinsey et Company auprès de l’exécutif, révélé par Politico et le Canard enchaîné, dans l’élaboration de la stratégie vaccinale, critiquée à tel point que l’exécutif a dû faire un virage à 180 degrés la semaine dernière.
L’arbre qui cache la forêt
C’est pourtant précisément là que le bât blesse : comment l’État peut-il être affaibli au point de présenter comme indispensable l’appel à des cabinets d’expertise privés pour des missions régaliennes relevant de rien de moins que la santé publique ? Une position difficile à assumer : même si une telle pratique est raccord avec l’esprit « start-up nation », l’exécutif fait somme toute profil bas.
Car cette affaire n’est que l’arbre qui cache la forêt. Devant les critiques, le gouvernement a bien été obligé de confirmer l’intervention du cabinet McKinsey et Company qui, sollicité, se refuse à tout commentaire. Ce dernier a été missionné « auprès de la task force pour la définition du cadrage logistique, le benchmarking et la coordination opérationnelle », nous a confirmé la Direction générale de la santé (DGS).
D’ailleurs, l’entreprise américaine n’est pas la seule à avoir été associée. « Il a été fait appel au cabinet Accenture pour le lancement, l’enrichissement et l’accompagnement de la mise en œuvre du SI vaccination (le fichier “Système d’information vaccin Covid” recensant les données relatives aux vaccinés – NDLR), aux cabinets Citwell et JLL, auprès de Santé publique France, pour l’accompagnement logistique et la distribution des vaccins Covid », précise aussi la DGS.
2 millions d’euros. C’est la somme que touche le cabinet McKinsey par mois pour son intervention dans l’élaboration de la stratégie vaccinale.
Des prestations devenues récurrentes
Également interrogée sur la rémunération à laquelle cette mission a donné lieu, alors même que Gabriel Attal invite la presse à se tourner vers le ministère pour ces précisions, l’institution préfère botter en touche et renvoie « à l’accord-cadre interministériel de la délégation interministérielle à la transformation publique (DITP) » ayant pour titre « Prestations d’assistance à la conception et à la mise en œuvre opérationnelle de projets de transformation de l’action publique ».
De quoi démontrer que l’usage de ces fameuses prestations est bel et bien devenu récurrent.
« McKinsey s’est vu attribuer ce marché qui s’inscrit dans le lot n o 1 de cet accord-cadre intitulé “Stratégie et politiques publiques”. Le MSS (ministère de la Santé et des Solidarités) n’a fait qu’activer son “droit de tirage” sur ce support via un bon de commande », détaille encore la DGS à l’Humanité.
Un lot à 20 millions d’euros que McKinsey partage avec le cabinet Roland Berger et Boston Consulting Group et Cie, dans le cadre d’un marché dont la valeur totale s’élève à 100 millions d’euros, selon l’avis publié en juin 2018 et consultable au Bulletin officiel des annonces de marchés publics. Selon les informations du Point, le cabinet McKinsey toucherait près de 2 millions d’euros par mois pour son intervention dans l’élaboration de la stratégie vaccinale.
Une course au bobbying
Malgré le fiasco, l’efficacité de tels recours ne semble pas interroger en Macronie. Dès avril, comme l’avait alors révélé la presse, une autre entreprise de conseil, le cabinet Bain, avait déjà été sollicitée sur le déploiement des tests en France.
Un autre raté de la gestion de la crise sanitaire. « Cette mission s’effectue pro bono dans le cadre d’une prestation de conseil industriel », assurait alors la DGS à Mediapart. En clair : « ils disent “on va vous aider gratuitement” », explique Olivier Petitjean, pour qui le problème reste entier. « C’est une manière soit d’entretenir leurs bonnes relations, soit de mettre le pied dans la porte pour espérer plus tard une mission rémunérée. Une pratique qui, selon de nombreux témoignages, a été très courante à l’occasion du Covid », détaille le coordinateur de l’Observatoire des multinationales, à l’origine d’un rapport sur la course au lobbying pendant la pandémie, publié en juin dernier.
Un problème de souveraineté sanitaire
Du côté de l’État, à chaque fois l’argumentaire est le même. « Ces cabinets n’interviennent à aucun titre sur les choix de nature politique et sanitaire relevant de la seule responsabilité du gouvernement », assure la DGS. « C’est rhétorique. Évidemment, le décideur public ne va pas dire qu’il a sous-traité la décision, il n’empêche que le contenu même est élaboré par des multinationales du conseil qui ont en quelque sorte un monopole d’expertise », réplique Frédéric Pierru (lire entretien).
Le sociologue spécialiste des questions de santé pointe au passage « un problème de souveraineté sanitaire » et des « consultants qui ignorent tout des routines de travail, des rouages administratifs ». « De fait les cabinets de consultants ne sont pas dans une position passive où ils attendraient les marchés, ils encouragent les pouvoirs publics à utiliser leurs services, à mettre en œuvre des programmes où ils ont besoin de leur service », observe Olivier Petitjean, qui insiste, lui aussi, sur « la déconnexion entre le terrain et les lieux de décision » qui en résulte.
Car en matière de santé, comme en d’autres domaines, ce n’est pas seulement le plus haut sommet de l’État qui est concerné par l’externalisation de l’expertise. « Il y a une montée en puissance des consultants depuis le milieu des années 2000 avec la Lolf (loi organique relative aux lois de finances, entrée pleinement en vigueur en 2006 – NDLR). Ce rôle croissant des multinationales du conseil a encore été accéléré avec la révision générale des politiques publiques initiée par Nicolas Sarkozy », résume Frédéric Pierru.
Et par la même occasion, c’est la pire des pensées managériales qui s’invite via ces cabinets. « Ils prospèrent sur l’imposition de ces logiques néolibérales et de coupes budgétaires dans les services publics », constate Olivier Petitjean. Le mécanisme est bien rodé, décrypte-t-il :
« Ils ont été appelés par les pouvoirs publics pour que les hôpitaux, les agences de santé baissent leurs coûts. Ensuite, on se retrouve face à une crise sanitaire que personne n’avait anticipée et qui révèle les effets de ces politiques de déstructuration. Et qui on appelle pour y remédier, pallier les déficiences de l’État ? Les mêmes cabinets. Ils sont gagnants à tous les coups. »
À tel point que l’administration n’a plus les moyens de fournir sa propre expertise ? « Santé publique France, chargée de la gestion de la réserve sanitaire et des stocks stratégiques nécessaires à la protection des populations, a rencontré des difficultés à assurer cette manœuvre logistique faute notamment de compétences et de moyens suffisants », pointe le général Richard Lizurey, dans un rapport confidentiel révélé par Mediapart et remis en juin au gouvernement.
Mais la Cour des comptes, elle, s’est montrée des plus sévères dans une note de 2018 sur les recours locaux à ces cabinets par les établissements publics de santé.
« Les productions des consultants ne donnent que rarement des résultats à la hauteur des prestations attendues. Des analyses effectuées par les chambres régionales des comptes, il ressort que nombre de rapports de mission utilisent essentiellement des données internes, se contentent de copier des informations connues ou reprennent des notes ou des conclusions existantes », peut-on notamment y lire.
Et les sages de la rue Cambon d’en conclure : « Le recours mal maîtrisé aux consultants, en sus des dépenses immédiates liées à chaque contrat, constitue une source de charges à plus long terme, en raison, notamment, de la perte de compétences des équipes qui en résulte. »
Une pratique qui mène à des aberrations
Sans compter les réseaux d’intérêts au plus haut niveau, cette fois, entre pouvoir et membre de ces cabinets. En l’occurrence, Maël de Calan, qui, selon le Canard enchaîné, a présenté au nom de McKinsey le plan vaccinal aux directeurs d’ARS et de certains hôpitaux le 23 décembre dernier après une courte introduction du ministre de la Santé, Olivier Véran, s’affichait comme candidat LR aux législatives de 2017 aux côtés d’Édouard Philippe, alors premier ministre.
Quant à Karim Tadjeddine, codirigeant de l’activité de secteur public au bureau de Paris de McKinsey et Company, il est l’un des auteurs de l’ouvrage de 2016 l’État en mode start-up, coordonné par Yann Algan et Thomas Cazenave, et préfacé par… Emmanuel Macron.
Des exemples parmi d’autres…
« C’est un petit monde, les cabinets de consultants font partie de ces industries dont une grosse partie des contrats dépend des pouvoirs publics, la clé c’est la proximité avec les décideurs. C’est pour cela qu’ils ont cette pratique dite de porte tournante, ou de pantouflage, où d’anciens politiques ou hauts fonctionnaires sont débauchés, et vice versa », assure Olivier Petitjean.
Un « mélange des genres permanent en Macronie », pointe Olivier Marleix. Le corapporteur en 2018 de la mission d’information sur la déontologie des fonctionnaires, estime que cette pratique mène à des aberrations, comme le recours à un cabinet de conseil pour « écrire l’exposé des motifs de la loi mobilité, soit le volet le plus politique ». « C’est le serpent qui se mord la queue : les hauts fonctionnaires disent “on ne nous donne pas de travail intéressant, donc on s’en va”, et l’administration constate ensuite qu’elle n’a personne », déplore le député LR, qui voit dans le dernier cas en date un « gâchis d’argent public » dont « le résultat parle de lui-même quand la France a moins vacciné que le Costa Rica ou l’Estonie ».
Mais, selon l’élu, ce « cercle vicieux » est aussi « savamment entretenu » parce que « l’intérêt de ce petit monde c’est d’aller dans le privé pour être mieux rémunéré, avec pour la même mission un zéro supplémentaire sur le chèque ».
La santé doit être placée « en dehors des lois du marché », avait osé le chef de l’État au début de la pandémie. Même si la période des vœux n’est pas passée, celui-là risque bien de rester un voeu pieu en Macronie.
Article de Julia Hamlaoui publié dans l'Humanité