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ADREXO : LA HONTE DU MOINS DISANT SOCIAL !

L’externalisation vers Adrexo d’une partie de la mise sous plis et de la distribution des professions de foi des élections régionales et départementales n’impacte pas seulement la régularité du scrutin. Ce recours à un prestataire privé entraîne aussi l’exploitation, dans des conditions de travail plus que difficiles, d’un public d’intérimaires parmi les plus précaires.

 

Il est 14h, dans hangar en tôle, sous le soleil de plomb d’Occitanie. Malgré les volets métalliques des quais de chargement tous grand ouverts, l’atmosphère qui y règne est étouffante. Elle n’est brisée que par les murmures du papier que l’on plie, et par les grincements des roues des chariots qui font des allers-retours entre les rangées de la dizaine de longues tables sur tréteaux, alignées là spécialement pour l’occasion. Interdiction totale de parler, ou d’écouter de la musique. Et les téléphones doivent être éteints, nous raconte Jean-Kevin*. Nous sommes loin de l’image d’Épinal de militants joyeux, pour la plupart retraités, qui glissent les tracts de leurs candidats dans des enveloppes, en refaisant le monde autour d’un café. Bienvenue dans le monde d’Adrexo, poids lourd de la distribution de prospectus.

Jean-Kevin est un quinquagénaire à l’œil pétillant mais aux traits marqués par la vie. Il vient d’effectuer une mission d’intérim de trois jours pour Adrexo. Comment s’est-il retrouvé là ? « À mon âge, c’est difficile d’être recyclé, ou même recyclable », explique en riant celui qui se dit être un habitué des contrats courts, « du genre que même sans leur réforme, là, ça ne me permet pas de cotiser assez pour toucher le chômage, alors je me débrouille avec les minimas sociaux. ». Pour réussir à se débrouiller, il s’est d’ailleurs « affranchi des loyers » : comprendre, il est sans domicile fixe. Il explique aussi ne plus passer par Pôle Emploi pour trouver du travail, mais par les associations d’insertion et les agences d’intérim.

Mais il ne s’est pas retrouvé dans cet entrepôt en poussant au hasard la porte d’une agence. Il est passé par un site gouvernemental : La Plateforme dédiée à l’inclusion, un « un service numérique de délivrance des PASS IAE et de mise en relation d’employeurs solidaires avec des candidats éloignés de l’emploi par le biais de tiers (prescripteurs habilités, orienteurs) ou en auto-prescription ». En gros, un site qui met en relation de généreux employeurs acceptant de leur offrir du travail avec des publics « à insérer », que ces derniers y viennent d’eux-mêmes ou y soient envoyés (le plus souvent) par les conseillers Pôle Emploi agents de la CAF ou autre « tiers ».

« Quand tu lis le truc, les employeurs peuvent bénéficier de tout un tas d’exonérations. En gros, on paye les patrons pour faire bosser les gens. Pour moi, c’est exploiter la misère avant même d’exploiter le miséreux, parce que, c’est qui les publics à insérer, hein ? », dit-il, l’œil sombre, en repensant à ses collègues, qu’il a découverts trois jours plus tôt. Le tout avec la bénédiction de l’État via la plateforme dédiée à l’inclusion.

 

Trois jours de galère pour 227 €

 

Il venait de marcher une demi-heure depuis la gare, s’enfonçant dans les méandres d’une zone industrielle, en banlieue d’une grande ville du sud de la France. Pour ce premier jour, on leur avait demandé de venir une heure en avance. « Sur le papier, ce n’était que 30 minutes, mais ils savaient qu’avec les horaires de train, on serait tous là avec une heure d’avance. ». Il avait eu du mal à trouver l’entrepôt, d’autant que le plan fourni par l’agence d’intérim « c’était un plan pour venir en bagnole, alors que presque personne n’était véhiculé » parmi les précaires embauchés.

De fait, dans la petite foule d’une centaine de personnes qui lui permet de repérer le hangar logistique de location où il a été convoqué, il observe « un petit quart de quinquas comme moi, avec le même profil, un autre petit quart d’étudiants et jeunes précaires, et une grosse moitié de nana entre 30 et 40 piges ». Pour la plupart des mères célibataires, suppose-t-il, « du genre à avoir fait une mission d’inventaire de trois nuits la semaine dernière ».

Dehors, l’employée de l’agence de travail intérimaire qui les supervisera pendant la mission les accueille. « A ce moment-là, on te parle encore gentiment », se remémore Jean-Kévin. « Mais là, le volet métallique s’ouvre, comme au théâtre. Tu vois les espèces de tables de camping, posées là, les piles de cartons, pas de chaise, et t’as la vague de chaud qui te frappe au visage. Et là tu te dis : je sais pas si c’est l’Enfer, mais c’est clairement pas l’idée que je me fais du Paradis. »

Puis vient le temps du briefing. D’abord, il leur est expliqué que si la loi prévoit bien une heure de pause sur les huit heures de la journée de travail, elle sera fractionnée en deux pauses de 20 minutes, dont ils devront strictement se contenter pour aller aux toilettes ou fumer. « Et qu’on nous faisait une faveur en nous laissant partir 20 minutes plus tôt, pour qu’on puisse courir prendre le dernier train ». L’interdiction d’écouter de la musique ? Pour éviter les disputes, parce que tout le monde n’a pas les mêmes goûts musicaux, rapporte Jean-Kévin.

Quant à la présentation de mission, c’est plutôt un cours de géométrie de maternelle. « Elle a bien passé 10 minutes à nous expliquer comment plier une feuille A4 en deux ‘’à l’horizontale’’, et 5 autres à comment on mettait la feuille dans l’enveloppe », se remémore-il, encore amèrement. « Alors du coup, au début, tu perds du temps, tu te dis qu’ils attendent que tu t’appliques vraiment sur le pliage, tu peux pas croire qu’ils t’aient pris pour un con à ce point. » Mais les cadences qu’on leur impose font bientôt disparaître tout cœur à l’ouvrage pour laisser la place aux gestes automatiques du travail à la chaîne.

 

« Au moins en prison, tu sais pourquoi t’es là »

 

Les intérimaires se tiennent devant les tables, alignés en quinconce, debout. Devant eux, des piles de professions de foi, un tas d’enveloppes, et une corbeille à courrier, libellée selon le secteur de distribution. À leurs pieds, des cartons, qui contiennent d’autres enveloppes, et d’autres professions de foi. « Au début, tu vois la pile sur la table diminuer centimètre par centimètre, mais tu te dis, c’est bon, tu finiras bien par arriver au bout du carton. Mais ils sont fourbes, ils te sortent les cartons au fur et à mesure, pour pas que tu désespères complètement. »

Le travail est répétitif, la station debout prolongée déchire les dos et l’air ambiant avoisine les 40°C sous la tôle du toit. Une chaleur encore accentuée par le port obligatoire du masque. Difficile de boire, pourtant. L’eau n’est pas fournie par l’employeur. « Et puis, on évite les vessies pleines » explique Jean-Kevin, qui doit faire preuve de stratégie : « avec seulement deux pauses en 8 heures, quand tu mets 5 minutes à traverser l’entrepôt, et que les toilettes c’est la queue… donc si en plus tu veux pouvoir fumer, sachant que faut tout retraverser un sens inverse… »

Le bagne, donc ? Jean-Kévin sourit. « Le bagne peut-être pas ». Mais il avance la comparaison avec la prison, qu’il connaît aussi, et où le travail consiste souvent en de discrètes missions d’emballage et de mise sous plis pour de grands groupes. « Le temps ne passe pas. Au moins en prison, tu sais pourquoi t’es là. Et puis quand tu fais ce travail-là en prison, t’as le droit de parler. En plus, t’es peut-être payé à la tâche, et au tarif prison, mais vu les cadences que nous demande Adrexo, au final, on est payés pareil ». Et s’il a mal vécu cette expérience, il pense surtout « à tous ceux, et surtout à toutes celles, qui sont coincés dans des boulots comme ça. L’insertion, c’est devenu un gros marché, et c’est vraiment les personnes les plus dans la merde qu’on livre comme main-d’œuvre à ces boîtes ».

Et la dimension électorale de cette mission d’intérim ? J’ai participé activement à la vie de la Nation, acquiesce-t-il, goguenard. Mais cela ne lui a pas donné envie d’aller mettre lui-même son bulletin dans l’urne. « Et après trois jours passés à regarder les visages des candidats empilés devant moi, j’évite même un peu les affiches électorales. »

Si devant l’indignation suscitée par les ratés dans la distribution, le ministère est finalement revenu en partie sur l’attribution du marché à Adrexo, cette décision d’externaliser une partie de cette mission semble bien relever du “moins-disant social” dénoncé par les syndicats de postiers. Quant à Jean-Kévin, il a voulu témoigner avant tout pour prévenir les précaires comme lui de ce qui les attend. « Si on vous propose de la mise sous plis ou du déchargement de camion, posez-vous sérieusement la question. »

 

* Le prénom a été modifié

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