20 Octobre 2021
Les salaires sont dérisoires et les démissions se multiplient. La crise sanitaire a souligné l’importance des aides à domicile, mais elles n’ont pas reçu la reconnaissance attendue de la part des pouvoirs publics. Reportage à Saint-Étienne.
Zoé Dupont [1], 53 ans, a écrit toutes ses revendications sur la première page d’un carnet neuf à la couverture mauve. Elle travaille comme auxiliaire de vie depuis 2018, pour une entreprise qui fait l’intermédiaire entre particuliers et aides à domicile. Sur le carnet de Zoé, on peut lire :
« -Pas de visite médicale du travail
Ils ne veulent pas qu’on se connaisse entre nous
Pas de tenue pro (même pendant la COVID)
Pas le temps de manger
Ne payent pas les absences de bénéficiaires
Pas de salaire fixe »
Elles sont une quarantaine ce jeudi 23 septembre à s’être rassemblées place Jean-Jaurès à Saint-Étienne à l’appel de la CGT. Aides à domicile, auxiliaires de vie... Au-delà des statuts et des employeurs différents, toutes ont en commun de se rendre au domicile de personnes âgées, handicapées ou qui ne peuvent plus se débrouiller seules pour les actes de la vie courante. Il y a aussi des aides-soignantes à domicile, qui ont pour certaines revêtu leur tenue de travail. En France, elles sont plus de 700 000 à travailler dans le secteur du soin, de l’accompagnement ou du maintien à domicile des personnes âgées ou handicapées. Dans ce secteur à 97 % féminin, le salaire moyen est à peine supérieur à 900 euros. Les temps partiels et les horaires irréguliers sont la règle. Selon le rapport sur les métiers du lien des députés Bruno Bonnell (LREM) et François Ruffin (LFI) : « Le taux de pauvreté est élevé chez les aides à domicile : on compte ainsi 17,5 % de ménages pauvres parmi les intervenants à domicile contre 6,5 % en moyenne pour l’ensemble des salariés. » [2]
Zoé est venue seule car elle ne connaît pas d’autres aides à domicile travaillant pour le même mandataire qu’elle. Elle a bien demandé à sa direction d’organiser des réunions qui regrouperaient toutes ses collègues, mais elle a essuyé un refus. Elle a prévu une rencontre avec une collègue qui intervient chez la même personne qu’elle, de sa propre initiative. « Je trouve bien qu’on fasse un petit bilan », justifie-t-elle simplement. Mais ce n’est pas la norme. Au maximum, est mis en place un système de « cahier de liaison chez les personnes qui n’ont pas toute leur tête » lorsque plusieurs professionnelles interviennent chez le même bénéficiaire. Zoé déplore aussi l’absence de formations et d’écoute en cas de situations difficiles.
Si Zoé a choisi de travailler chez ce mandataire c’est parce qu’« on va toujours chez les mêmes personnes » et que cela permet d’instaurer une relation de confiance. Elle « adore le métier, le contact ». Comme elle, toutes les manifestantes disent aimer leur métier. Les différents confinements leur ont fait prendre conscience de l’importance de leur rôle mais aussi du peu de considération des pouvoirs publics à leur égard. La crise sanitaire a ravivé leur colère. Au début de l’épidémie, elles ne pouvaient pas se procurer de masques parce qu’elles n’étaient pas considérées comme personnel soignant. Mais aujourd’hui elles sont concernées par l’obligation vaccinale... au titre de personnel soignant. Contrairement à leurs collègues qui travaillent dans des hôpitaux ou des Ehpad, les aides à domicile n’ont pas eu droit à la prime Covid de 1000 à 1500 euros, ni à l’augmentation mensuelle de 183 euros décidée lors du Ségur de la santé et réservée aux soignants. Celles qui travaillent dans le secteur associatif devraient voir leur salaire augmenter ce mois-ci, mais pas les autres.
Place Jean-Jaurès à Saint-Étienne, les drapeaux « CGT Loire » sont en place, les pancartes en carton faites maison dépliées, les autocollants rouges « Aides à domicile révoltées » collés sur les manteaux ou sur les sacs à main. Mireille Carrot prend le micro. Soignante en Ehpad et pilote du collectif Aides à domicile de la CGT, elle encourage les manifestantes : « Votre mobilisation est essentielle, comme vous. Vos revendications sont justes, elles sont d’intérêt général. Elles vous concernent vous et la qualité des soins que vous délivrez. » Elle rappelle les revendications : revalorisation immédiate des carrières et des salaires « à hauteur de l’utilité publique de vos métiers », meilleures conditions de travail, recrutement massif, amélioration de toutes les garanties collectives et création d’un grand service d’aide publique à la personne. Des rassemblements similaires sont organisés par son syndicat devant le ministère des Solidarités à Paris et dans plusieurs villes.
Les manifestantes citent toutes des exemples de collègues qui viennent de démissionner. Le gouvernement estime que 20 % des postes d’aides à domicile sont actuellement vacants. En temps normal, le secteur se caractérise déjà par un turn-over important, dû à 89 % aux mauvaises conditions de travail [3]. « Il y a chez les aides à domicile, un turn-over énorme dû à des conditions de travail particulièrement pénibles, explique la sociologue Christelle Avril, autrice de Les aides à domicile.Un autre monde populaire (Éd. La Dispute). Quand elles commencent à vieillir, elles sont tellement usées qu’elles n’arrivent plus à suivre. Le statut d’emploi devient alors plus important que le contenu du travail. Elles sont alors nombreuses à chercher à se faire employer en Ehpad ou comme femme de ménage pour une collectivité. C’est plus intéressant financièrement, même si ça l’est moins en termes de gratification. »
Sylvie, Karima et Sophie travaillent toutes les trois pour l’ADMR (Aide à domicile en milieu rural), un réseau associatif d’aide à la personne présent sur tout le territoire, qui emploie 94 375 salariés. Sylvie, 58 ans, décrit les journées de travail « interminables ». Certains jours, quand elle commence sa journée à 8 heures pour la finir à 19 heures, elle mange en conduisant. « Aujourd’hui, je devais faire 9 h 30-18 h non-stop. »
Les aides à domicile passent de une à trois heures chez chaque bénéficiaire. Elles doivent arriver à l’heure convenue et ne partir qu’une fois la durée d’intervention programmée écoulée. Les trajets et les temps morts ponctuent leurs journées de travail, sans pour autant être comptés comme temps de travail. Sylvie, Karima et Sophie sont indemnisées 37 centimes du kilomètre quand elles se rendent du domicile d’un bénéficiaire dépendant au domicile d’une autre. Mais si un trajet a pour point de départ ou d’arrivée leur propre domicile, il n’est pas indemnisé. Idem si elles ont une coupure dans la journée. Comme toutes les aides à domicile, elles peuvent passer la journée à travailler tout en étant rémunérées seulement quelques heures. Les interventions ont souvent lieu tôt le matin ou aux heures des repas le midi et le soir, avec une coupure en début d’après-midi. L’organisation de la vie de famille s’en ressent : « Quand mes enfants étaient petits, ils ont commencé l’école à 2 ans et demi. Et ensuite, ils ont eu la totale : cantine, étude, nounou », se rappelle Sophie, 48 ans.
Une étude de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) intitulée « Les conditions de travail des aides à domicile en 2008 » permet de chiffrer précisément le décalage entre l’amplitude horaire consacrée au travail et la somme des temps d’interventions. En moyenne, une aide à domicile réalise un peu plus de 5 heures d’intervention en une journée. Mais cette durée passée auprès des bénéficiaires s’étale sur 7 h 13.
« Faire quatre personnes par jour et travailler 120 heures par mois, je l’ai fait... ça me convenait mais j’avais dix ans de moins ! » commente Sophie. Après un AVC et un arrêt de travail de deux ans, elle a accepté de reprendre, mais à deux conditions : ne pas commencer avant 9 heures et ne plus devoir prendre sa voiture, seulement les transports en commun. « Physiquement, je ne peux pas », résume-t-elle.
Sophie va « pratiquement tous les jours » chez un monsieur « qui souffre du dos et des hanches, se déplace avec deux cannes et ne sort plus de chez lui ». Elle fait son lit, ses courses, deux heures de « gros ménage » et des repas pour un ou deux jours chaque lundi. Aujourd’hui, elle est « censée faire 44 heures par mois mais (elle fait) beaucoup plus. » Elle touche un salaire mensuel de 360 euros net, complété par une pension d’invalidité. Réussir à faire reconnaître une invalidité totale ou partielle est encore trop rare chez les aides à domicile, observe Christelle Avril : « Il est souvent difficile pour les aides à domicile de faire reconnaître l’usure du travail réel qu’elles effectuent. Se mettre à genoux 5 à 8 fois par jour pour nettoyer les toilettes, aller acheter des packs d’eau pour les personnes qui ne peuvent plus sortir de chez elles, respirer la poussière... Ce travail amène à des maladies professionnelles qui ne sont pas reconnues comme telles. »
Comme Zoé, Sophie et ses collègues dénoncent le fait qu’elles ne sont pas rémunérées si l’une des personnes chez qui elles travaillent est hospitalisée ou absente. Si elles travaillent chaque semaine dix heures chez une personne qui s’absente trois semaines, elles peuvent se retrouver à la fin du mois avec trente heures de moins sur leur fiche de paie. « On n’a pas un salaire alléchant. On aimerait avoir une reconnaissance, c’est ça l’important », conclue Karima. « Ce que veulent les aides à domicile, complète Christelle Avril, c’est un salaire à temps plein non pas en leur ajoutant des interventions – c’est déjà suffisamment usant, elles commencent très tôt, finissent très tard – mais en reconnaissant les temps de réunions, d’échanges entre elles, avec les infirmières, les proches pour faire au mieux leur travail ou encore, tout simplement, les temps de déplacement... »
Marie Mahé, 60 ans, travaille elle comme auxiliaire à domicile pour une entreprise privée depuis 2018. Comme la plupart des aides à domicile, elle a occupé d’autres emplois auparavant. Dans une vie antérieure, elle était assistante de direction. Puis elle s’est retrouvée paralysée pendant quatre ans de 2000 à 2005. « C’est rare d’entrer à 20 ans dans l’aide à domicile, confirme Christelle Avril. Il y a un marché genré du travail. Une jeune femme qui correspond aux canons esthétiques va trouver des emplois de vente ou d’hôtesse d’accueil. À 40 ans, elle va commencer à être considérée comme trop âgée pour ces métiers-là. Elle ne trouvera plus que de petits contrats, ou se fera licencier. La moyenne d’âge des aides à domicile est élevée : la moitié d’entre elles a plus de 50 ans, 13 % ont plus de 60 ans. »
Marie Mahé a fait les comptes : en juillet, elle a roulé 488 kilomètres à scooter pour 60 heures de travail. Son planning a changé 12 fois dans le mois. Dans son entreprise, le kilomètre est indemnisé 27 centimes d’euros. Elle a donné ces chiffres à sa responsable, accompagnés du commentaire suivant : « Posez-vous la question de savoir pourquoi cinq collègues sont parties. »
Elle est entrée en contact avec Mireille Carrot lors d’une précédente journée de mobilisation, le 7 avril 2021. Elle lui a parlé des conditions de travail dans son entreprise, de sa reprise après un accident du travail pour lequel elle affirme que son employeur a fait une fausse déclaration. Depuis, elle ne laisse rien passer. Elle dénonce l’arbitraire de la construction des plannings. Alors qu’elle travaille 78 heures par mois, elle devait auparavant intervenir chez 22 bénéficiaires. Au même moment, l’une de ses collègues, pour 90 heures de travail par mois, se rendait chez 10 bénéficiaires. « Depuis que j’ai menacé d’aller aux prud’hommes, mes plannings ont changé. Aujourd’hui, j’ai dix fois moins de déplacements, je m’occupe essentiellement d’une personne, mes interventions se suivent alors qu’avant je travaillais en début et en fin de journée. » En mai 2021, elle s’est fait rembourser 15 euros que l’entreprise lui devait depuis 2019 : elle s’était alors rendue à une visite médicale. Ce temps doit être payé comme du temps travaillé par l’employeur.
Parce qu’elles travaillent dans des lieux différents sans croiser leurs collègues, avec des horaires irréguliers, il n’est pas si facile pour les aides à domiciles de se mobiliser. « Pour tout un tas de raisons, analyse Christelle Avril, elles peinent à se mobiliser collectivement, elles travaillent isolées les unes des autres, sont précaires du fait du temps partiel. Au milieu des années 1980, il y a eu des mobilisations conjointes d’aides à domicile et de retraité·e·s. Les retraité·e·s ont un pouvoir économique et social qui pourrait redonner du poids aux revendications des aides à domicile et les aider à se faire entendre. »
Le Premier ministre Jean Castex a annoncé le 23 septembre un plan d’aide de 400 millions d’euros en faveur de l’autonomie des seniors. 240 millions devraient être consacrés à l’aide à domicile. Mais aucune précision n’a pour l’instant été donnée sur la façon dont des budgets seraient affectés à l’augmentation des salaires et à de nouveaux recrutements.
Aujourd’hui, 54 % des aides à domicile sont salariées du secteur privé, 14 % sont employées du secteur public et presqu’un tiers des aides à domicile travaillent chez des particuliers employeurs. Malgré des conditions de travail et des revendications communes, elles dépendent donc de conventions collectives différents et peuvent être amenées à négocier avec des interlocuteurs différents. « À qui les aides à domicile peuvent-elles adresser leurs revendications ? demande la sociologue Christelle Avril. Elles ne constituent pas un collectif de salarié face à "un patron". Elles n’ont pas envie de se mobiliser contre les personnes âgées, ni contre la famille des personnes âgées, ni le cas échéant contre les bénévoles des associations. L’État ne se préoccupe quant à lui que de distribuer les financements alors qu’il devrait jouer son rôle de régulateur des conditions d’emploi et de travail. Il n’a par exemple jamais ratifié la convention 189 de l’Organisation internationale du travail qui vise à assurer un travail décent aux personnes salariées des ménages. »
Lucie Tourette