22 Décembre 2021
Jean-Luc Mélenchon, qui réunissait ses troupes à Reims le week-end dernier, s’apprête à briguer la magistrature suprême pour la troisième fois consécutive.
Entre sa première et sa deuxième tentative, il a amélioré son score de 8,5 points et a conquis trois millions de voix supplémentaires. Cette progression tient en partie au contexte – en 2017, le Parti socialiste sort affaibli du quinquennat Hollande – et en partie à la stratégie mise en œuvre par l’intéressé.
Entre 2012 et 2017, on assiste en effet à une mise à distance des symboles traditionnels du mouvement ouvrier : le rouge disparaît des affiches de campagne et, à la fin des meetings, L’Internationale est remplacée par La Marseillaise. En 2017, dans son discours public, Jean-Luc Mélenchon retraduit le clivage « gauche »/« droite » dans une grammaire opposant désormais le « peuple » à l’« oligarchie ».
Du parti au mouvement
Ce tournant populiste – de la gauche au peuple – s’est accompagné d’un tournant mouvementiste – du parti au mouvement.
En 2012, il faut le rappeler, Jean-Luc Mélenchon est le candidat d’un cartel de partis politiques – le Front de gauche – réunissant notamment le Parti de gauche (créé en 2009 après que Mélenchon a quitté le PS) et le Parti communiste français. Cinq ans plus tard, le parti de gauche a cédé sa place à un mouvement qui se veut citoyen. Le label partisan est mis à distance en raison de la méfiance qu’il suscite chez les électeurs.
À en croire le baromètre de la confiance politique actualisé chaque année par le CEVIPOF, moins d’un Français sur cinq fait désormais confiance aux partis politiques. Ils sont perçus comme des machines bureaucratiques et pyramidales, des organes d’embrigadement et d’endoctrinement et des fabricants de fausses promesses. Leur image est durablement écornée et l’on comprend qu’en 2017, Jean-Luc Mélenchon comme d’ailleurs Emmanuel Macron, aient cherché à s’en émanciper en prenant la tête d’un « mouvement ».
Mais la transition de la forme-parti à la forme-mouvement ne se réduit pas à une affaire d’image ou d’étiquette. Il en va, plus profondément, d’une série de transformations matérielles qui tiennent à la fois au mode d’adhésion et au fonctionnement interne de l’organisation. En ce sens, en lançant la France insoumise en 2016, deux ans après son premier ballon d’essai – le Mouvement pour la VIᵉ République créé en 2014 –, Jean-Luc Mélenchon a grandement contribué au renouvellement du modèle partisan.
La façon dont on adhère à la France insoumise n’a plus grand-chose en commun avec l’adhésion aux partis politiques (PS, PCF, PG, etc.). La carte d’adhérent disparaît. Quelques clics sur une plate-forme numérique suffisent à s’inscrire. Les cotisations disparaissent également, ce qui allège le coût d’entrée et favorise l’arrivée de novices.
Ceux qu’on appelait autrefois des sympathisants sont désormais des membres. La France insoumise, explique son leader, ne demande pas à ses membres « un ticket d’entrée, un certificat de baptême, ou je ne sais quel brevet d’appartenance aux bonnes idées ». Adhérer ne comporte pas d’obligation à s’engager sur le terrain ni à contribuer financièrement. Cela signifie simplement qu’on soutient la démarche, et permet au dirigeant de revendiquer plusieurs centaines de milliers de membres, un chiffre à faire pâlir de jalousie les partis rivaux.
Ceux qui le souhaitent sont libres d’aller plus loin, via des dons défiscalisés ou la participation à des groupes locaux. Mais la majorité des membres ne franchissent pas ces étapes. La frontière entre sympathisants et militants est brouillée, voire éliminée. Les militants sont privés de leurs anciennes prérogatives : possession d’un local, contrôle des finances, élection de délégués, autorisation à parler au nom de l’organisation, droit de tendances, représentation proportionnelle des courants au sein de la direction.
Dans le mouvement, le droit de vote aux consultations internes étant indistinctement accordé aux simples « cliqueurs » et aux militants présents sur le marché tous les dimanches matins, les seconds voient leur pouvoir dilué. Beaucoup s’en plaignent. Mais la dépossession des militants au profit des simples adhérents n’est pas totalement neuve puisque, depuis une décennie, sous l’influence du Parti démocrate états-unien, la mise en place de « primaires ouvertes » (au PS en 2011, chez LR en 2016) confère au sympathisant qui s’acquitte d’une modique somme le même pouvoir qu’au militant.
La grande liberté dont disposent les groupes d’action de la FI semble constituer le miroir inversé de la toute aussi grande liberté dont jouit le leader, qui n’est pas contrôlé par son organisation, ni même par sa garde rapprochée, comme j’ai pu le constater au cours de mon enquête de terrain. On est ainsi en présence d’une configuration étrange, que je qualifie d’anarcho-césarisme.
Anarchisme car la base dispose d’une forte autonomie d’initiative. L’inventivité et l’auto-organisation sont valorisées, au moins en paroles. Il existe bien une charte des groupes d’action (qui fixe un nombre maximal de membres par groupe et qui interdit de former des instances intermédiaires) mais, en pratique, les statuts sont souvent enfreints et chaque groupe local s’organise comme bon lui semble. La charte de la France insoumise tient sur une page, ce qui est léger en comparaison de celles du Parti socialiste (27 pages) et des Républicains (47 pages).
Césarisme, car, si la base a une très grande liberté d’action et d’organisation, elle a revanche une capacité de décision proche du néant. L’accès à la sphère dirigeante nationale s’opère par cooptation, voire par népotisme, c’est-à-dire qu’il dépend de la volonté du chef.
Les grandes orientations ne sont pas définies par les groupes d’action mais par un individu souverain, qui se fait conseiller par un noyau affinitaire, composé d’élus et de permanents. Le leader fait approuver ses choix par le vote en ligne sur des textes cadenassés. Les votes ont pour fonction de légitimer le choix effectué en amont, et non de trancher entre des options contradictoires.
Il n’y a d’ailleurs plus de congrès et d’élection de délégués, alors que ces dispositifs constituaient autrefois la garantie du pluralisme interne au parti.
La France insoumise a fait disparaître les cadres intermédiaires dans les instances locales, de sorte que le leader se retrouve dans un face-à-face direct avec une masse de supporters acquis à sa personne. La voice (prise de parole critique) n’est pas possible ; il ne reste qu’exit (départ) ou loyalty (loyauté), pour reprendre le fameux triptyque du sociologue Albert Hirschmann.
Par ailleurs, le mouvement organise sa propre désorganisation. En l’absence de règles claires et publiques, les militants sont livrés à l’arbitraire de la direction. Ils sont donc dépossédés des prérogatives qu’ils détenaient au sein du Parti socialiste, du Parti communiste, du Parti de Gauche ou d’Ensemble.
Cette démonétisation du militantisme s’opère par le haut, au bénéfice d’un leader omnipotent, et par le bas, au bénéfice des centaines de milliers de membres dont la voix, lors des consultations internes, pèse autant que celle des militants de terrain.
En 2015, François Delapierre, bras droit de Jean-Luc Mélenchon, convainc ce dernier de fonder un « parti sans les murs ». Chaque militant va et vient à sa guise. « Le souci du mouvement […] c’est d’être aussi poreux que possible », écrit Jean Luc Mélenchon.
Ces nouvelles modalités du militantisme – individualisé, à faible coût et à faible pouvoir sur la marche du mouvement – sont perçues différemment par chaque insoumis, en fonction de son parcours militant et de ses attentes. Certains y voient une forme de liberté particulièrement appréciable, d’autres (parfois les mêmes, mais plus tard) se plaignent de l’incapacité du mouvement à s’inscrire dans la durée, à se structurer et à faire émerger une culture commune. Quoiqu’il en soit, on constate une faible fidélité au mouvement. Les militants s’en vont aussi facilement qu’ils sont arrivés. L’organisation peine à les fidéliser. Mais en a-t-elle seulement la volonté ?