26 Décembre 2021
Depuis des semaines, des informations et des alertes insistantes se multiplient quant à l’exacerbation inquiétante, en Afghanistan, d’une crise humanitaire, sociale, économique et financière… en réalité une crise brutale et globale.
Un véritable désastre humain et social d’une ampleur inédite est en train de détruire ce pays. Le peuple afghan en paie le prix. Certes, les difficultés afghanes ne datent pas d’aujourd’hui. Mais ce qui se passe actuellement n’est pas seulement la continuité d’un lourd passé de guerres. Le retour des Talibans au pouvoir fait évidemment naître de nouveaux problèmes touchant à l’essentiel, en particulier aux droits sociaux, aux droits humains, notamment pour les femmes et pour les filles, touchant au carcan idéologique et à la violence répressive, arbitraire et souvent cruelle des Talibans… (1).
Le présent et l’avenir du pays sont sérieusement mis en question par ce très problématique pouvoir de facto, lui-même produit direct de la guerre.
Dans un rapport à l’Assemblée générale et au Conseil de sécurité, Antonio Guterres, Secrétaire général de l’ONU, souligne que :
« des défis qui se chevauchent, y compris la sécheresse, l’intensification des conflits entraînant de nouveaux déplacements et une troisième vague de pandémie de Covid-19, ont laissé près de la moitié de la population afghane en détresse humanitaire en 2021 » (2).
Il est vrai que plus de 4 millions de personnes sont déplacées à l’intérieur du pays, et beaucoup peinent à résister dans des conditions de détresse. Dans ce même rapport, le Secrétaire général souligne que les populations afghanes « sont peut-être confrontées à leur heure la plus périlleuse ». L’Afghanistan est au bord du précipice.
On aurait du mal à se représenter les réalités quotidiennes vécues par le peuple afghan si les chiffres annoncés par l’ONU et par certaines ONG n’étaient pas suffisamment éloquents pour donner une idée des conditions de vie, ou plutôt de survie endurées par ce peuple. L’ONU a déclaré, en octobre 2021, que 18 millions d’habitants (sur une population d’environ 40 millions) sont menacés par la crise humanitaire. Sans nourriture, sans emploi, sans protection de leurs droits essentiels… Seuls 5 % des ménages ont assez à manger chaque jour, et plus de la moitié des enfants et des moins de 5 ans souffrent de malnutrition aiguë. Un rapport du Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD), publié le 9 septembre, a révélé que 97 % des Afghans pourraient tomber sous le seuil de pauvreté d’ici à la mi-2022.
Pour l’Agence FIDES (organe d’information lié au Vatican), c’est 23 millions de personnes qui ont un besoin urgent de nourriture, « ce qui pourraient entraîner la mort d’un million d’enfants à la fin de cet hiver » (3). Le Haut commissariat aux réfugiés de l’ONU précise que « de nombreuses mères ont du mal à allaiter leur enfant parce qu’elle sont elles-mêmes sous-alimentées » (4). Avec la pauvreté extrême, la mendicité, le recul drastique de la scolarité, le travail des enfants se développe. Ainsi que les mariages d’enfants, et même des ventes d’enfants…
Deborah Lyons, Représentante spéciale du Secrétaire général de l’ONU pour l’Afghanistan et Chef de la Mission d’assistance des Nations-Unies en Afghanistan (MANUA), parle d’une « catastrophe humanitaire ». Ce que montre toute l’évolution dramatique actuelle, avec notamment l’effondrement critique des services de santé, de l’alimentation, des services sociaux existants… Dans un tel contexte, les maladies potentiellement mortelles s’accroissent, l’environnement se dégrade fortement, en particulier à Kaboul avec la pollution de la rivière qui traverse la ville. Selon l’UNICEF, huit Afghans sur dix boivent de l’eau contaminée par des bactéries (5).
Devant le Conseil de sécurité, Deborah Lyons décrit la situation avec réalisme (6). Elle ne cache pas l’extrême gravité de ce qui est en train de se passer. Et puis, avec beaucoup de pertinence, elle pose une juste question :
« la nouvelle réalité est que la vie de millions d’afghans dépendra de la façon dont les Talibans choisiront de gouverner. Mais nous devons aussi nous demander : que pouvons-nous faire et que devons-nous faire ? Les réponses que j’ai pour vous ne sont pas agréables… ».
Dans ce rapport introductif Mme Lyons soulève très opportunément la question décisive des sanctions. Nous sommes alors le 9 septembre 2021.
On sait qu’il y a les sanctions internationales votées à l’ONU et dites « ciblées » ou ad hominem. Ce régime de sanctions est en application depuis des années contre les personnes et les entités désignées comme Talibans. Certaines visent aujourd’hui le Premier ministre du gouvernement taliban, deux vice-Premiers ministres et le Ministre des affaires étrangères. A l’évidence, ces sanctions pèsent sur la gestion économique du pays.
« Vous devez décider – dit alors la représentante spéciale devant le Conseil – des mesures à prendre concernant la liste des sanctions et leur impact sur notre engagement futur ». Elle ajoute immédiatement : « la résolution de cette crise ne peut pas attendre les décisions politiques concernant la levée des sanctions. Des millions d’Afghans ordinaires ont désespéramment besoin d’aide »…
Deborah Lyons dit ici clairement que les sanctions internationales votées à l’ONU doivent être levées dans l’urgence.
Les questions pertinentes de Madame Deborah Lyons
Deborah Lyons soulève le problème d’autres sanctions « ciblées » qui sont décidées par certains États. Elle pointe aussi « les milliards d’avoirs et de fonds ayant été gelés afin de peser sur l’administration talibane ». Les États-Unis ont effectivement verrouillé environ 9,5 milliards de dollars d’actifs appartenant à la Banque centrale afghane. Quant à l’Union européenne, elle s’est alignée en retirant 1,2 milliard d’euros correspondant à une aide d’urgence et au développement prévue pour la période 2021-2025. Une aide destinée aux secteurs de la santé, de l’agriculture et du maintien de l’ordre. Selon Amnesty International, le retrait de l’Union européenne a précipité la fermeture immédiate d’au moins 2000 centres de soins (7).
Enfin, la Banque mondiale et le FMI ont eux aussi immédiatement gelé des fonds initialement prévus pour l’Afghanistan. Le FMI a annoncé le 18 août 2021 avoir suspendu l’accès de Kaboul à ses ressources financières, et avoir bloqué environ 450 millions de dollars de réserves monétaires prévues pour ce pays. La Banque mondiale a fait de même, mais elle a récemment notifié une aide humanitaire de 250 millions de dollars.
Il reste que les aides internationales représentent 43 % du PIB afghan, et environ 75 % de ses dépenses publiques. Il faudra donc un engagement des États et des institutions financières d’une tout autre dimension. Enfin, grâce à une grande conférence ministérielle internationale organisée à Genève par le Secrétaire général des Nations-Unies, 1 milliard de promesses de dons humanitaires ont été réunies le 13 septembre dernier. On verra ce qu’il en adviendra…
Deborah Lyons souligne l’effet inévitable de ce qui, dans la réalité, constitue une politique de blocage financier complet et de refus d’assistance :
« un grave ralentissement économique qui pourrait plonger des millions de personnes dans la pauvreté et la faim, générer une vague massive de réfugiés afghans et, dans les faits, contribuer à faire reculer l’Afghanistan pour des générations ».
Dans ce contexte, les banques privées n’ont plus de liquidités à distribuer. En conséquence, « même les Afghans possédant des actifs ne peuvent y accéder ». Deborah Lyons explique enfin que l’Afghanistan étant fortement tributaire des importations, ce pays sera dans l’incapacité de financer ses besoins en nourriture, médicaments, carburant, électricité… « Un modus vivendi doit être trouvé, et rapidement, qui permette à l’argent d’affluer vers l’Afghanistan pour éviter un effondrement total de l’économie et de l’ordre social », dit encore la Représentante spéciale du Secrétaire général.
On comprend aisément l’enjeu. Pour éviter l’effondrement total, les principales puissances impliquées (États-Unis et Union européenne en particulier. La Chine et la Russie ayant un positionnement sensiblement différent) doivent résolument changer de trajectoire politique : ouvrir un dialogue concret et déterminé avec le gouvernement des Talibans, lever immédiatement l’ensemble des sanctions, augmenter les aides humanitaires rapidement, de façon inconditionnelle, et bien au-delà de se qui se fait actuellement, faciliter l’instauration d’un climat politique minimum pour que l’ONU et les ONG puissent faire leur travail. Antonio Guterres a d’ailleurs rappelé que l’aide humanitaire peut être un moyen de faire pression sur les décisions des Talibans afin d’aider au respect des droits humains, « en tirant avantage de cette aide humanitaire pour pousser à la mise en œuvre de ces droits ». Les Talibans ont d’ailleurs besoin d’une respectabilité afin d’obtenir l’aide internationale nécessaire. Bref, l’appel des Nations-Unies et de son Secrétaire général est très clair : il y a urgence à prendre des décisions sérieuses pour enrayer immédiatement les conséquences dévastatrices de la politique actuelle de sanctions. Celles-ci doivent être levées.
Pourtant, le 17 décembre dernier, tout en se prévalent de « la paix, la stabilité et la sécurité en Afghanistan », le Conseil de sécurité, dédaignant totalement l’urgence sociale, a décidé à l’unanimité, donc avec l’appui de la France (8), de reconduire le régime de sanctions. Nul ne peut prétendre qu’à cette date du 17 décembre les membres du Conseil n’étaient pas suffisamment informés sur les réalités de la catastrophe en cours en Afghanistan. C’est un choix. Un choix inacceptable et irresponsable.
Au retour d’une visite de six jours en Afghanistan, le Directeur des opérations du Comité international de la Croix Rouge (CICR), Dominik Stillhart s’indigne. Avec véhémence, il dit :
« je suis hors de moi. En regardant ces photos d’enfants afghans squelettiques depuis l’étranger, on ne peut qu’éprouver un sentiment d’horreur bien compréhensible. Mais quand vous vous trouvez dans le service pédiatrique du plus grand hôpital de Kandahar, et que vous plongez votre regard dans les yeux vides d’enfants affamés, entourés de leurs parents désespérés,c’est la colère qui prédomine » (9).
Avec force, ce directeur du CICR lui aussi dénonce les sanctions qui « ruinent l’économie et entravent également l’aide bilatérale ».
On se demande combien de temps faudra-t-il encore attendre pour que la dignité humaine et le respect du peuple afghan finissent par l’emporter. Et comment ne pas comprendre que ce choix injustifiable de proroger les sanctions va conforter l’argument des djihadistes et favoriser le terrorisme. Il est donc indispensable, dès maintenant, de lever ces sanctions. Et de contribuer ainsi à susciter un espoir dans cet État déliquescent, dans ce pays profondément déstabilisé, cette société brutalisée par 40 années de guerres, d’occupations et d’ingérences étrangères.
Le choix de la prorogation des sanctions constitue, à l’évidence, une sorte de scandaleux blanc-seing pour l’ensemble des gouvernements et des institutions financières : peu importe le désastre humain et social en cours pourvu que l’on puisse étouffer l’économie afghane et le régime taliban, et ainsi, malgré la débâcle américaine et occidentale, continuer à dicter les choix à faire et la voie à suivre dans l’ordre international. Et rendre plus difficile les engagements russes et chinois dans ce pays (10)… Le cynisme atteint des sommets. Les logiques de puissance ne connaissent ni les droits humains, ni le multilatéralisme porté par les Nations-Unies. Et encore moins l’exigence d’éthique en politique. L’indécence culmine. C’est un peuple qu’on assassine.
Des enfants vont donc mourir. Le peuple afghan, seul, va continuer à payer cette irresponsabilité fondamentale.
Certains l’auront décidé. D’autres auront laisser faire… Les plus hypocrites se font discrets ou se taisent alors que la catastrophe humaine est déjà là. C’est l’attitude officielle de la France. Honte sur vous. (20 12 2021)