23 Juillet 2023
Alors que l’Assemblée nationale poursuit l’examen du projet de loi « industrie verte », le gouvernement envisage toujours de distribuer plusieurs milliards d’euros de subventions aux multinationales les plus polluantes de France, pour aider à leur décarbonation.
Bruno Le Maire le martèle depuis des mois : le « quoi qu’il en coûte », c’est terminé ! Selon le ministre de l’Économie, l’État va fermer le robinet à subventions ouvert au plus fort de la crise du Covid, et passer nos dépenses publiques au peigne fin. Et le gouvernement d’annoncer des économies en pagaille, depuis la fin du bouclier tarifaire sur l’énergie jusqu’aux crédits accordés aux ministères.
Ce que le ministre se garde bien de crier sur les toits, c’est que le « quoi qu’il en coûte » n’est pas terminé pour tout le monde.
Les cinquante sites industriels les plus polluants de France vont recevoir une pluie d’argent public pour faciliter leur décarbonation, transition énergétique oblige. Il s’agit d’usines émettant ensemble 42,8 millions de tonnes de CO2 par an, soit 55 % des émissions de l’ensemble de l’industrie française.
Le site décrochant la « palme » du plus sale est celui d’ArcelorMittal à Dunkerque, avec plus de 12 millions de tonnes de CO2, suivi d’une autre usine du groupe basée à Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône, 7,6 millions de tonnes), puis d’une raffinerie de TotalEnergies, en Seine-Maritime (2,3 millions de tonnes). Le gouvernement pourrait aller jusqu’à mettre 10 milliards d’euros sur la table, et la Première ministre a d’ores et déjà annoncé le déblocage d’une première tranche d’aide de 1 milliard d’euros, le 23 juin.
Des multinationales prospères, dont les coffres regorgent de cash !
Cela pose deux problèmes.
En attendant, syndicalistes et ONG veillent au grain. Dans un récent rapport, le Réseau action climat montre que les multinationales les plus polluantes ont été abreuvées de subventions depuis des années, sans que cela se traduise par la baisse des émissions attendue.
La manne a été distribuée sous diverses formes : crédits carbones gratuits dans le cadre du marché carbone européen (1) ; Fonds pour l’innovation de l’Union européenne (INNOVFUND) ; plan France Relance, etc. Ainsi, les 50 sites les plus polluants de France ont déjà reçu des fonds grâce au plan France 2030, lancé par le gouvernement en 2021 afin de décarboner l’industrie dans le cadre d’appels à projets.
Et ce n’est que le début : les crédits accordés pourraient doubler, pour atteindre 10 milliards d’euros au total d’ici 2027. À condition cependant, assure le gouvernement, que les industriels respectent leurs feuilles de routes, en faisant baisser de 45 % en moyenne, leurs émissions d’ici 2030.
Le secteur du ciment est déjà le plus gros bénéficiaire du Fonds pour l’innovation de l’UE
Le pari n’est pas gagné. Lorsqu’on examine la liste des 50 sites les plus polluants, on constate qu’une vingtaine appartienne à des cimentiers. En France, cinq géants se partagent 95 % du marché : LafargeHolcim, Ciments Calcia (groupe Heidelberg), Eqiom, Vicat et Imerys Aluminates.
Le Réseau action climat a passé au crible les rejets de CO2 du secteur, et le bilan n’est pas flatteur. « L’entreprise Ciments Calcia semble avoir amorcé une réduction de ses émissions globales depuis 2019, il reste cependant à confirmer qu’il ne s’agit pas d’une tendance conjoncturelle mais bien d’une transformation écologique pérenne, écrit-elle. On constate au contraire que les émissions des sites les plus importants des entreprises Lafarge/Holcim, Vicat et Eqiom stagnent en moyenne depuis le début. »
Pourtant, les cimentiers ne pourront pas se plaindre d’avoir été oublié par les pouvoirs publics, en France, comme à l’étranger. L’examen des bases de données européennes est instructif. On découvre que le secteur est le plus gros bénéficiaire du Fonds pour l’innovation de l’UE (INNOVFUND), un énorme fonds subventionnant des programmes de décarbonation industriels : entre 2021 et 2022, les cimentiers européens ont raflé 810 millions d’euros.
En France, Eqiom a touché 62,5 millions d’euros dans le cadre du programme K6, un projet visant à capter le CO2 dégagé par la cimenterie de Lumbres (Pas-de-Calais), pour aller le stocker dans la mer du Nord. Lafarge a quant à lui perçu la bagatelle de 228 millions d’euros de subventions pour le développement d’un projet de stockage du CO2 dans sa cimenterie polonaise de Kujawy, ce qui représente 60 % du montant total du projet.
Les syndicats redoutent que l’argent public subventionne la casse sociale
Au passage, la technologie consistant à capter le CO2 essuie les critiques des ONG depuis des années, qui y voient un subterfuge des multinationales pour poursuivre le « business as usual », sans remettre en cause leurs processus de production.
« Certaines études ont notamment pointé les risques de fuites de CO2, relève Aurélie Brunstein, chargée de plaidoyer industrie lourde au sein du Réseau action climat. On ne peut pas se reposer sur cette technologie, qui n’a pas encore prouvé sa totale efficacité et qui pourrait constituer un palliatif pour des entreprises désireuses de conserver le statu quo. » Selon elle, il est impératif de fixer des objectifs de sobriété à l’industrie du ciment, et donc de diminuer les volumes de production, en redéfinissant les besoins réels du pays…
Pas vraiment une priorité pour les géants du secteur. « Ce qu’ils entreprennent aujourd’hui, ils auraient pu le faire avant, déplore un syndicaliste CGT travaillant pour un gros cimentier. Le coût de la transition est énorme, mais ils auraient pu utiliser l’argent touché pendant des années grâce au marché carbone, pour engager les transformations nécessaires. Au lieu de ça, ils préfèrent ponctionner le contribuable sur le mode "ne nous laissez pas mourir "
Pire, le syndicaliste redoute que l’argent subventionne la casse sociale : « depuis quelques années, les cimenteries ferment les unes après les autres. Ce qui se dessine, c’est qu’une dizaine d’usines produisent en 2030 ce que fabriquent aujourd’hui une vingtaine de sites. N’oublions pas que le secteur emploie encore 4 000 personnes en France… »
Cyprien Boganda Article publié par l'Humanité